Numerus
clausus: un autre éclairage
Les étudiants en médecine et en science
dentaire descendent dans la rue ce jour, et ils ont raison de le faire.
Toutefois leur analyse est partiale et
partielle, voire carrément erronée.
Membre de la Commission de planification
auprès du SPF Santé publique depuis sa création, nous voulons vous faire part
de notre analyse de ce dossier.
Le travail de
la Commission de Planification
Une précision tout d’abord: le concept
de numerus clausus n’existe pas. Il n’y a aucun concours d’aucune sorte prévu
par la législation fédérale.
Le travail de la Commission de Planification
est d’analyser scientifiquement l’évolution de la démographie professionnelle
et de déterminer des objectifs de formation (quotas) des professionnels de
santé afin d’assurer au moins le maintien de la force de travail des
professionnels de la santé (Manpower) pour demain.
Le premier défi, depuis sa création il y a
plus de 15 ans, a été de développer un système de suivi statistique fiable.
Oui, il a fallu faire un travail de nettoyage pour ne plus comptabiliser par
exemple des praticiens n’exerçant plus.
Nous devons souligner le travail majeur
réalisé par l’Administration du SPF Santé publique à ce propos. Aujourd’hui
nous avons un réel Cadastre des professionnels de la santé. Il s’agit bien
entendu d’un travail permanent, qui continue d’être affiné, toutes les
professions ne vivant pas la même réalité. Il est ainsi bien plus aisé de
comptabiliser les dentistes en activité que par exemple les kinés qui peuvent
avoir des activités plurielles.
C’est un apport essentiel de la Commission de
Planification que ce Cadastre. Le seul point négatif est que manquent encore
des données très fines en matière de répartition géographique de l’offre de
soins. Par exemple, on ne connaît pas avec précision le nombre de fauteuil de
dentistes dans chaque commune de Belgique.
Le second défi de la Commission de
Planification est de fixer ces quotas d’objectifs dont le but est-non
pas de limiter- mais de calculer le nombre de diplômés nécessaires pour
assurer la force de travail des professionnels de santé… pour demain.
Pour ce faire, la Commission de Planification
dispose d’un modèle mathématique,
géré par un personnel qualifié, qui intègre de très nombreux paramètres comme la féminisation, l’âge des praticiens
en exercice, la réduction générale du temps de travail, la mortalité précoce,
l’abandon de la profession, etc.
L’ensemble
des paramètres pouvant influencer la force de travail est pris en compte.
Un praticien diplômé en 2014 aura sans doute
une carrière de 40 ans. Le modèle mathématique nous fait la simulation de la
force de travail de 2014 à … passé 2050.
Une réalité prise en compte: il y a eu
des cohortes très importantes de diplômés dans les années ’75 - ’80. Les
diplômés de cette époque ont provoqué et provoquent encore un déséquilibre de
la pyramide des âges des professionnels de la santé. Bien sûr, il faut tenir
compte du remplacement de ces importantes cohortes. Bien entendu, le modèle
mathématique intègre cette donnée. Ils quitteront la profession plus
progressivement qu’ils n’y sont entrés.
Il faut souligner que s’il y a eu une
explosion du nombre de diplômés dans les années ’75 - ’80, c’est justement par
absence d’une politique de planification. Aujourd’hui, on commet en FWB la même erreur historique.
La mission de la Commission de Planification
n’est donc pas de limiter le nombre d’étudiants. Si au départ ces travaux aboutissaient à des
propositions de limitation, aujourd’hui ils peuvent aboutir à des propositions
de stimulation de la formation quand elle constate qu’il y a trop de peu de
professionnels formés. C’est ce qu’elle vient encore récemment de faire pour la
Médecine générale. Avec toute l’anticipation nécessaire.
Pléthore ou pénurie ?
Il faut bien constater que la répartition de
l’offre de soins sur le territoire n’est pas adéquate. Bien sûr, il existe des
manques criants de professionnels de la santé dans certaines régions comme la
Province de Luxembourg et les zones frontalières des provinces de Hainaut et
Namur.
Ainsi, on a quasi autant de dentistes pour la
seule commune d’Uccle que pour toute la Province de Luxembourg.
Mais pensez-vous qu’un professionnel de la
santé va naturellement aller s’installer dans un désert médical? C’est
tout le sens des politiques Impulseo I, II et II qui ont vu le jour - au niveau
fédéral. Mais pour rappel, cette politique touche les seuls médecins
généralistes. Ce type de politique incitative n’a pas non plus un effet si immédiat.
La 6e Réforme de l’Etat consacre le
transfert de ces politiques aux Régions.
Nous n’avons pas encore enregistré d’intérêt
du Gouvernement wallon à se saisir du développement de ces politiques Impulseo pour
l’ensemble des Professions de santé.
Il s’agit pourtant là d’une pièce majeure de
la construction d’une réelle politique de santé.
Compétences fédérales versus compétences
communautaires
L’État fédéral n’a aucune compétence en
matière d’enseignement. Toutefois, c’est
lui qui délivre les agréments des «titres professionnels
particuliers» (spécialités). C’est aussi lui qui gère la Sécurité
sociale, avec un budget toujours plus sous pression.
La fixation de quotas de professionnels de la
santé par le Fédéral est de sa responsabilité, et on pouvait s’attendre à ce
que les Communautés traduisent dans leurs politiques des filtres à l’entrée ou
en début d’études pour éviter de mettre des étudiants dans des situations
impossibles en fin de cursus.
C’est ce que la Communauté flamande a réalisé
parfaitement, depuis le début.
Il est en effet indécent de laisser se former
des étudiants qui ne pourraient pas avoir accès à la profession pour laquelle
ils se forment.
Nous voyons mal comment un jeune diplômé dentiste
pourrait exercer un autre métier que celui de… dentiste. Non, il n’y a pas de
possibilité pour un dentiste de réorienter sa carrière vers la médecine
d’assurance, la recherche ou une autre fonction non curative.
Il y a une grande irresponsabilité de notre
monde politique francophone à refuser toute forme de planification des
étudiants et à placer ainsi les futurs diplômés dans une situation
impossible.
Un enseignement universitaire mis à mal
Mais plus grave encore est que ce manque de
planification de nos étudiants entraîne une situation invivable au sein de nos
Universités.
Former davantage de dentistes, ce n’est pas
seulement pousser les murs d’un auditoire pour délivrer un enseignement ex
cathedra à un plus grand nombre d’étudiants.
C’est avant tout un enseignement préclinique
et clinique.
L’enseignement préclinique d’un dentiste se
passe sur un «simulateur de patient» où le futur dentiste va passer
des heures pour acquérir toute la précision de ses gestes thérapeutiques.
A titre d’exemple, l’ULg est passée de 15
étudiants à 30 étudiants en science dentaire. Mais demain, ce sont 100
étudiants (actuellement en BAC2) qui vont se présenter à la porte du
laboratoire préclinique.
Bien sûr les budgets alloués aux Universités ne
suivent absolument pas (ou alors très partiellement, et avec retard) pour
augmenter la taille des locaux, pour acheter de nouveaux -couteux- simulateurs,
pour engager du personnel d’encadrement des étudiants et stagiaires, pour
augmenter en proportion le nombre de fauteuils dentaires cliniques, etc.
Ce qui se passe déjà actuellement, c’est que
le nombre d’heures passées sur simulateur est réduit. Demain, avec un nombre
d’étudiants explosé, ce sera encore plus ingérable.
Clairement, les professeurs universitaires ne
taisent plus que la qualité de la formation est en danger.
Ce n’est pas plus admissible de diminuer les
exigences d’heures de simulateurs pour un dentiste que pour un pilote de ligne,
sous prétexte qu’il y a plus d’étudiants.
Un quota dépassé de 425 pourcents
Le
nombre d’étudiants en science dentaire en BAC2 est actuellement de 379 pour les 3
universités francophones.
Il
s’agit donc de personnes qui seraient diplômées dentistesen 2017.
Or
l’objectif en terme de PLANIFICATION (quota), calculé pour maintenir la
force de travail, est pour l’année 2017 de 72 pour la Communauté Française :
19 AOUT 2011. - Arrêté royal relatif à la planification de l'offre de
l'art dentaire
Art.
4. Le nombre total de candidats-dentistes qui ont annuellement accès à la
formation pour un titre faisant l'objet de l'agrément visé à l'article 35quater
de l'arrêté royal n° 78 du 10 novembre 1967 relatif à l'exercice des
professions des soins de santé, est fixé, pour les années 2017 jusqu’ à 2020
inclus à 180 au maximum, et réparti comme suit :
(…)
2°
pour les universités relevant de la Communauté
française, au maximum :
d)
Dentistes généralistes : 60
e)
Dentistes spécialistes en parodontologie : 5
f)
Dentistes spécialistes en orthodontie : 7.
>>> Pour 2017, nous
nous trouvons donc avec une formation de dentistes francophones 425 %supérieure à
l’objectif (quota) calculé pour MAINTENIR la force de travail !!
On
est bien loin des valeurs de «dépassement» permis de 20 % qui avaient
été proposées par les Universités à la Commission de Planification comme «technique
de lissage».
Vers la scission de la Sécurité sociale ?
La
Planification peut contribuer à assurer la maîtrise de l’offre de soins.
Elle
apparaît également importante comme outil de maitrise des coûts des soins de
santé. Croyez-vous qu’augmenter le nombre d’orthodontistes, ne fût-ce que de 10
% n’a aucun effet sur le nombre de
traitements orthodontiques réalisés, et donc sur les coûts à charge de la
Sécurité sociale ?
Et si
ces soins sont nécessaires? La Commission de Planification et ses groupes
de travail par profession prennent en compte l’évolution du besoin de
soins.
Dans
une Sécurité sociale fédérale, le Nord du pays manifeste son mécontentement
face à l’irresponsabilité de la FWB.
Mercredi
soir à l’INAMI, on a entendu en Commission Nationale Dento-Mutualiste une
nouvelle fois le banc professionnel flamand demander la scission de la Sécurité
sociale entre bénéficiaires francophones et néerlandophones.
Ils
s’indignent, avec les Universités flamandes, de la passivité de la FWB en
matière de planification, alors que la Flandre gère cela parfaitement.
Nous
craignons qu’au lendemain des élections du 25 mai, une revendication forte de
scission de la Sécurité sociale soit exprimée par les partis flamands.
Qui
pourra encore y résister?
Conclusions
Nous émettons pourtant des recommandations aux
Autorités de la FWBet de la Région wallonne :
- Prenez des
mesures pour sauver la qualité de la formation des dentistes francophones de ce
pays. Soyez pour cela à l’écoute directe des Professeurs qui doivent assurer
cette formation, et entendez leur appel au secours.
C’est aussi sauver
l’excellence de nos Universités en terme d’efficience et en terme de recherche.
- Prenez des
mesures de type IMPULSEO, puisqu’il s’agit dorénavant de votre compétence pour
diriger l’installation de praticiens dans les zones où la démographie médicale
est (trop) faible.
Ne tardez pas à prendre
ces mesures, car chacun sait qu’il faut du temps entre la décision et son effet
réel sur le terrain.
- Et surtout,
prenez des décisions qui permettraient aux étudiants de retrouver une sérénité
dans leurs études. Pris en otages comme
ils le sont, ce n’est certes pas favorable pour que se déroule leur formation,
déjà éminemment difficile, dans les meilleures conditions.
C’est
la mort dans l’âme que nous nous exprimons publiquement en ce débat. En effet,
nous, en tant qu’association professionnelle, nous devons nous taire. Car on
est de suite taxés de corporatisme quand on ose parler de Planification.
Ceux
qui nous connaissent savent que nous assumons au mieux la responsabilité
sociétale qu’on peut attendre d’une association représentative de la profession
de santé la plus consultée par la population.
Au
final, la FWB aura la profession dentaire qu’elle mérite, construite ou mise à
mal selon les politiques menées.
Michel DEVRIESE
Président